On a pu considérer le travail de Yann Toma, développé depuis 1991 et connu depuis sous le nom de Ouest-Lumière, comme une « entreprise-artiste » dont les réseaux, ramifications, interventions, statuts et actions sont comme le redoublement en miroir des structures et enjeux de nos sociétés, constituant une démarche fantasque où la part fictionnelle l’emporterait sur de véritables retombées concrètes, qu’elle se propose pourtant de dénoncer, de réactiver ou de prolonger. C’est là une vision réductrice et faussée que de croire que les œuvres d’art et les démarches artistiques relèvent de la pure fantaisie, d’une imagination débridée et irréelle, appartenant ainsi à un monde à part, parallèle au nôtre, et qui n’aurait donc aucune incidence sur ce dernier. Outre que les projets d’Ouest-Lumière ne sont pas plus impossibles que n’importe qu’elle autre œuvre littéraire, musicale ou plastique moderne ou contemporaine, ils vont même plus loin dans leur volonté de mêler réalité et fiction, au point que dans de nombreux cas, c’est bien plutôt les composantes de la réalité que l’on pourrait comprendre en retour comme des fictions. Si vous lisez ici et là que Yann Toma est « artiste-observateur au sein de l’O.N.U., à New York, où il siège depuis 2007 », cela semblera plus qu’improbable, alors que cela est parfaitement exact, et, au final, bien plus concret et certain que les protocoles internationaux qui se succèdent visant à réduire l’effet de serre et n’ont, en dernière instance, aucun impact sur l’écologie mondiale. À tout prendre, il y a assurément plus de fiction chez les instances sociopolitiques que dans le monde de l’art.

C’est précisément son statut d’artiste-observateur à l’O. N. U. qui a permis à Yann Toma de mener à bien les œuvres récentes, dénommées Climate Statements. Ce sont les portraits dessinés, très souvent sur le vif et rapidement, comme pour restituer l’immanence de l’état d’esprit du modèle, de 151 personnalités (Présidents, Ambassadeurs, Ministres, Diplomates, Représentants) qui se sont succédées lors de trois importantes réunions en septembre 2014 : « Assemblée Générale », « Journée des Indigènes » et « Sommet sur le climat ». On peut s’étonner de ce qu’un artiste contemporain réalise les portraits de sommités internationales avec du fusain, et ne recourt pas à des médiums actuels. De plus, Yann Toma n’est pas un dessinateur patenté ni talentueux, en ce sens que ses portraits seraient « bienfaits ». Ce n’est évidemment pas ici l’important. Nous sommes bien plutôt en présence du « principe d’équivalence » qu’établissait l’artiste Robert Filliou entre « bien fait = mal fait = pas fait ». Le « faire » se situe dans un tout autre domaine qui est l’énergie interhumaine, le lien social et dynamique qui se tisse lentement et progressivement entre les communautés et les cultures, lien social qui intéresse depuis longtemps Yann Toma et que l’on pourrait résumer par une formule récurrente dans sa production : « être en charge ». Cette formule relève d’abord de la vraie entreprise Ouest-Lumière, rachetée à EDF par Yann Toma, et qui alimentait en électricité l’ouest parisien. Réactivée par l’artiste, Ouest-Lumière devient une sorte de fournisseur d’énergie matérielle et symbolique dont les principaux usagers sont les êtres humains qui composent telle société ou communauté, tel groupe social. Si l’énergie apparaît bien souvent sous forme matérielle et plastique (une énergie véritablement produite qui est donnée librement, gratuitement, sans contrepartie, comme lors de l’œuvre monumentale Dynamo Fukushima, en 2011 au Grand Palais), la valeur qu’elle représente est, précisément, symbolique, immatérielle, et signifierait, de manière condensée, que nous sommes tous en charge d’autrui. Nous nous chargeons les uns des autres, cela non seulement par toutes sortes d’échanges matériels, mais surtout, par des échanges, des interactions, des prestations inévaluables, non quantifiables. « Être en charge » d’autrui, de tout un chacun en tant qu’il fait partie de la commune humanité et de l’humaine diversité ne peut, en effet, avoir de prix.

De même, « être en charge » de l’écologie de la planète, comprend assurément un prix matériel, technologique, un coût humain, mais le plus fondamental réside tout simplement dans le fait, désormais inéluctable, que nous sommes en charge mutuellement et mondialement de notre survie commune. Nous sommes, pour ainsi dire, condamnés à être en charge de tous les vivants. Les personnalités qu’a portraiturées Yann Toma sont de toutes sortes, de tous horizons, de tous intérêts et de toutes politiques, et, le moins que l’on puisse dire, est qu’elles suivent le plus souvent l’adage « après moi, le déluge » qu’elles ne prennent des décisions urgentes et très concrètes. Mais en étant sur place, au milieu d’eux et avec eux, en captant pour ainsi dire l’énergie de chacun et de chacune, l’énergie plus ou moins bénéfique des débats et discussions à l’O. N. U., Yann Toma a cherché à capter un flux sans doute des plus ténus, fuyant, imperceptible à l’œil, mais qui n’en existait pas moins lorsqu’il entrait en contact avec telle personne et la portraiturait. Il y a assurément une dose d’humour dans l’attitude de Yann Toma lorsqu’il chercha à capter par les traits de son fusain l’esprit de la personne, son aura ou son mana, quelques qualités de son être, mais la démarche effectuée était bien celle du lien, de la relation, de l’interaction somatique comme intellectuelle, à travers des gestes simples et directs où donner et se donner, ne serait-ce que pour un moment, constituent les minuscules prise en charge qui alimentent les énergies des uns et des autres.